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Moi, Bâtard

"Nous nous restreignions sur le boire et le manger. Je sentais qu’il fallait tenir, mais je ne voyais pas jusqu’à quand, jusqu’à quoi ?Ma mère couvait ma soeur et moi j’essayais d’agrandir mes bras afin de les emprisonner toutes deux contre mon corps.Mon empressement devait exaspérer notre mère, puisqu’elle geint et me repoussa du coude.« Bon sang ! Dans tout ce monde qui marche il doit y avoir quelqu’un qui peut quelque chose pour nous ! Ces gens vont bien quelque part, il doit y avoir une place pour nous trois, ce n’est pas possible autrement ».J’avais de la fatigue plein la bouche, je la mordais de colère. Les journées passaient et rien n’éclaircissait l’horizon."

"— Dis maman, y en a pour longtemps encore ? sanglota Isabelle.— On arrive bientôt.— J’ai mal ça pique, j’suis toute mouillée… Maman…

Ma mère s’arrêta alors au milieu du trottoir, lâcha plus qu’elle ne posa la valise, joignit ses mains et pleura.Elle était totalement désarmée, son courage l’abandonnait.Elle ajoutait ses larmes à celles du ciel, qui lui aussi devait bien pleurer un peu pour nous ; seulement il nous aurait bien rendu service s’il avait souri.Isabelle sanglota de plus belle. J’avais un peu honte, parce qu’on nous regardait. Alors j’ai ramassé la valise qui s’était couchée et j’entrepris de la soulever…Nom d’un chien ! Qu’est-ce qu’elle était lourde ! Heureusement le sol était mouillé et de temps en temps je la laissais glisser.Je fis ainsi quelques pas et me retournant j’invitai du regard ma mère et ma soeur à en faire autant.Il ne fallait pas qu’on s’arrête. Nous marchions, nous finirions par arriver quelque part.La liste d’adresses, que ma mère chiffonnait dans sa main à force de trop la serrer et la déplier, s’effilochait. Les scènes de présentations, à chaque perron, devenaient de plus en plus pathétiques. Nous étions ce que nous étions, mais on ne méritait pas ça !Je pris le monde en grippe et j’aurais aimé être fort pour frapper.Enfin une porte s’ouvrit plus largement. On nous fit patienter. Ma soeur et moi dans une pièce résonnante et vide, meublée d’une chaise et d’un tabouret, nous nous interrogions du regard.Il y avait un grand miroir, penché en avant au-dessus d’une fausse cheminée. Il nous reflétait et dedans on paraissait tout petit, avec une grosse tête, le corps s’amincissait en descendant vers les pieds. C’était rigolo, on a failli éclater de rire, mais les circonstances réclamaient le silence, alors on se retint. Mais c’était encore plus marrant… On se pinçait le nez pour empêcher le rire de sortir, et la glace nous regardait toujours !...Une personne vint nous chercher avec un sourire aimable.Derrière elle ma mère rayonnait, elle s’arrangea les cheveux d’une main soudain plus légère.On nous conduisit dans une pièce encombrée de cartons. Je m’inquiétai sérieusement lorsque je vis que l’on me déshabillait. Isabelle restait près de sa mère, elles se tenaient par la main.Non ! Ce n’était pas possible ! Elles n’allaient pas me laisser là ?Je me rassurai autant que je pus en me disant qu’à son tour elles allaient s’occuper d’Isabelle, après m’avoir retourné dans tous les sens.On me cala dans un coin et deux femmes parlèrent avec ma mère.Je regardais Isabelle, et elle me dévisageait. Était-ce pour mes nouveaux habits ?Qu’est-ce que j’avais fait pour mériter ça ?Ma mère promit de venir me voir et s’en fut ainsi, la valise plus légère, persuadée d’avoir arrangé la situation.Les femmes la raccompagnèrent du regard puis elles se tournèrent vers moi, l’une se grattant la tête, l’autre à demi retournée, une main sur la hanche, la lèvre inférieure entre ses dents…Les bruits de pas s’évanouirent, un grand silence froid me fit frissonner.

— Tu vas aller dans la cour rejoindre les autres, d’accord ?

C’était un monsieur en blouse grise, assortie aux cheveux et aux lunettes.

— Tu prends la porte, tu files dans le couloir, et c’est au bout à gauche.

Je suivis donc les instructions du vieux et me retrouvai au bout du couloir, mais avec un tas de portes, plus anonymes les unes que les autres.Je me hasardai vers l’une d’entre elles. Je me cognai le frontcontre le battant, de l’autre côté une main m’avait précédé sur la poignée.

— Qu’est-ce que tu fais là ? C’était la voix d’une mégère au visage expressif et dissuasif.— Ben je cherche la cour. Rétorquai-je un peu énervé.— T’es donc nouveau ?— Oui on m’a dit que c’était au bout du couloir.

À peine radoucie la mégère ridée tendit son doigt au bout d’un bras en peine d’équilibre.

— C’est là ! à gauche… attends je vais te tourner la clef.

Et voilà je me retrouvai dans ce genre de cour pour la seconde fois. Je ne sais toujours pas aujourd’hui dans quel établissement on m’avait enfermé, emprisonné même.Sans doute une sorte de pensionnat, il n’y avait pas de plaque de cuivre à l’entrée, ou alors de celles que l’on ne remarque pas.

Il n’y avait pas d’arbre, et la moyenne d’âge des pensionnaires était plus élevée que dans l’autre maison d’avant. Les plus vieux devaient bien avoir treize ou quatorze ans, les plus jeunes huit ou neuf. Dans le fond à gauche, j’aperçus des cabanes en bois. Je m’en approchai. J’étais tout près quand un couteau me passa devant le nez. Il alla se ficher dans une des portes qui figuraient l’entrée des w.c. comme l’indiquaient les deux lettres de peinture blanche.La lame s’était plantée dans une cible tracée à la craie.D’autres canifs figuraient dans les cercles. Par réflexe je tournai la tête d’où venait le lancer. Un groupe de garçons affublés d’un air antipathique au possible s’approchèrent d’un pas décidé en roulant des épaules.J’avais dû gêner quelqu’un…

— Qu’est-ce que tu fous là ? questionna celui que je n’eus pas de mal à reconnaître pour le caïd."

"...Je me voyais redescendre en ville, escalader la grille de ce foutu jardin, me casser les ongles dans le sable pisseux, en vain. Et pour terminer remonter au bercail le plus vite possible, la peur au ventre. Et ces jambes qui ne voudraient plus avancer, et ce décor noir qui s’ouvrirait difficilement devant moi, pour se refermer aussitôt dans mon dos. Le bruit qu’il ferait en se déplaçant furtivement me ferait me retourner, et courir à reculons, jusqu’à ce que ce fantôme qui me suivait me fasse reprendre ma course, cette fois dans le bon sens.Oh… non ! Il ne fallait pas qu’il me demande ça !"

"

— Qu’est-ce que tu veux faire plus tard ? Tu entends ce que je dis ?

Plus tard ? … Elle en avait de bonnes ! Je ne savais pratiquement jamais ce qui m’attendait demain, vous savez, le jour si incertain juste après aujourd’hui...Bon je me jetai à l’eau en espérant ne pas me noyer avec une question pareille.

— Plus tard je donnerai ma chemise !— Quoi ? Tu… donneras ta chemiiise ?— Oui Kennedy le faisait, à la pension les surveillantes l’ont dit, tellement qu’il était gentil !La dame à lunettes partit d’un rire haut perché, très aigu et d’autres éclats fusèrent en choeur. Je venais juste de m’apercevoir qu’il y avait un homme et deux autres femmes dans la pièce.Ils riaient en ânonnant des mots incompréhensibles en se regardant et en se relançant de plus belle tous les quatre.

— C’est original mon garçon, mais ce n’est pas un métier ça !Donner ta chemise !... Tu n’iras pas loin comme ça !

Comme à chaque fois que j’essayais de me faire comprendre on se moquait de moi. Comme à chaque fois la honte me monta aux joues et cette chaleur inconfortable se transforma sans délai en une colère vengeresse.Presque inconsciemment, mais quand même un peu volontairement, je ne tenais plus sur ma chaise et ma jambe partit à l’horizontale comme si un ressort de civilité venait de se rompre brutalement. La pointe de mon brodequin frappa sans retenue le tibia de la psychologue qui instantanément changea son rire en cri encore plus aigu. Elle se courba et finit à genoux en glissant de sa chaise. Ses compagnons d’hilarité se figèrent tout d’abord puis se ruèrent sur leur pauvre consoeur. Au passage ils bousculèrent ma chaise et je me rattrapai de justesse à la table pour ne pas rejoindre la professionnelle des esprits perturbés…La suite fut compliquée… Face à cette situation, ma mère m’aurait traité une nouvelle fois de tête brûlée.Pourtant j’avais l’impression de vouloir des choses normales. Je me confortais dans mes pensées de monde meilleur. Je m’enfermais dans mon isolement, mon confinement intérieur, sans pour autant renier mes sentiments.

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Extraits

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